11 mai 2014

Wonderwoman pète un câble

Je ne sais pas pourquoi. Ni pourquoi maintenant. Mais je sens que c’est trop – physiquement. Sommeil en miettes. Maux de tête quand je travaille, qui rendent mon écoute laborieuse. Nausée. Vertiges – me suis évanouie pour la première fois de ma vie au hammam, pourtant censé me détendre.

Je suis fatiguée d’être un héros. Toutes proportions gardées évidemment : je n’oublie pas que je suis une privilégiée parmi les privilégiés, à de multiples titres. Que je n’ai PAS de problème majeur – santé, travail, amitiés… Fatiguée de penser à tout, tout le temps, toute seule. 

A l’utile – l’intendance quotidienne, les démarches – les impôts, le vétérinaire, le divorce, les factures, l’inscription de Léo au lycée, l’argent à économiser, la retraite incertaine, le sentiment de précarité. 

A l’agréable – la fête d’anniversaire d’Elsa, les petits cadeaux pour les proches, le coup de fil à la grand-mère ou à l’ami(e) qui ne va pas bien, la planification de chouettes vacances ou sorties avec les enfants, de fêtes de famille, autant que possible dans ce contexte. 

Aux enfants – de quoi ont-ils besoin, que se passe-t-il pour eux émotionnellement ce jour, est-ce que je passe à côté de quelque chose ? 

Aux patients, qui jour après jour laissent leur lot de peines ou d’angoisses, leur folie apparente ou cachée, et attendent chacun, eux aussi, une disponibilité sans faille. 

Aux trucs idiots qui peuvent me mettre au bord de la crise de larmes – le voyant de la voiture qui s’allume et que je n’identifie pas, le son du PC qui brutalement ne fonctionne plus, les courses et les valises trop lourdes, les petits travaux qu’il faudrait faire dans la maison et qui n’avancent pas. Rien de grave, rien que je ne puisse gérer toute seule – rien que je ne gère effectivement toute seule.

J’en suis fière, c’est vrai. Fière de cette autonomie sur tous les plans, même si elle est synonyme d’une importante charge de travail, et de la créativité comme de la vigilance qu’elle requiert au quotidien. Et plus fière encore des projets qui ont changé ma vie depuis deux ans – apprendre à naviguer, échanger ma maison, faire de belles rencontres humaines via CouchSurfing. Beaucoup d’énergie donnée – beaucoup d’énergie reçue aussi, et peut-être, quelques inspirations autour de moi…

Mais j’aimerais, juste un peu, parfois, être prise en charge. Faire un caprice. Etre  un peu gâtée. Me laisser porter. Savoir que quelqu’un se soucie de moi. Ne pas être seule à assurer ma sécurité, et pour une bonne part, celle de mes enfants. M’autoriser à être bêtement envieuse, du mec attentionné, du couple qui traverse les épreuves sans se dédire, de la famille qui met à l’abri matériellement. Des transmissions, des héritages. Ne pas dormir seule : je ne dors bien que lorsque je ne le suis pas, ce qui est l’exception, pas la règle (et là aussi, arrêter d’être moteur – l’énergie de la rencontre, ancienne ou nouvelle, fugitive ou familière, ces jours, c’est encore moi…). Rire ensemble, pour des trucs idiots. Raconter ma journée. Ecouter celle de l’autre. Faire des projets à deux. Recevoir un cadeau, comme ça, sans raison. Que quelqu’un se demande ce qui me ferait plaisir, me fasse une surprise, allège tel ou tel point du quotidien, propose une sortie, un voyage – ou de cuisiner ce soir, de changer les draps, de passer chez le cordonnier, de faire le chèque de la sortie scolaire. Me prenne dans ses bras. Pas forcément parce qu’il y a un drame en cours, mais pour que j’aie le droit d’être fatiguée, triste, et fragile. Et même injuste, ou enfantine, ou fâchée – et que ce ne soit pas grave. De baisser les bras, de poser les armes. De retirer mon armure.

Faire comme si les amours, les familles, même pas peur, même pas mal. Comme si tout était normal, assimilé, accepté : les départs répétés des enfants, les projets de David... Le cœur en éclats…mes amours inachevées, comme autant d’éclats de verre tranchants : même pas mal. C’est faux – il y a des zones douloureuses partout, et l’incapacité à ce jour à me projeter – trop de fils de traîne, de blessures non cicatrisées.

J’ai réalisé récemment que je m’étais blindée : les chansons sentimentales ne m’arrachent qu’un ricanement, ou me glissent dessus ; mais les scènes d’amour – d’amour, c’est-à-dire : le soin et l’attention donnés à l’autre, gratuitement – me font mal. La LuLu fleur bleue est toujours là, je la devine sous l’armure, qui se craquelle ces jours. Le fugitif de Last days of Summer, l’éducateur de States of Grace, la petite attention tendre d’un proche, suffisent à me mettre au bord des larmes, parce qu’ils appuient là où ça manque. Et à cet endroit-là, ne pas donner manque autant que recevoir.